Plus près de toi mon Dieu
Je fais difficilement mon quart en général. Mais ce soir, j’ai une envie spontanée de veiller. La mer est belle ce soir. L’harmonie du bateau sur l’océan est semble-t-il parfaite, Ia Orana file à plus de 6 nœuds, l’étrave pointée sur notre but, le régulateur tient son cap – ce qui sous-entend que les voiles sont bien réglées – et la table est à plat. Et ne croyez pas que ce soit comme ça tous les jours ! En fait, tout est en harmonie ; l’homme avec le bateau, le bateau sur l’océan, le reflet de la lune sur la mer, le silence du sommeil des autres avec le seul bruit du vent et de l’écume. Même le pain est réussi ce soir. Il y a dans cette harmonie un fil conducteur qui me relie directement à Dieu. Une vague de côté vient parfois me rappeler que je ne suis pas en train de voler.
Je suis au beau milieu de l’océan Atlantique, à 1000 milles du Cap-Vert, à 1000 milles des Antilles et la terre la plus proche est la Guyane Française à 800nM.
C’est Jeudi-Saint, soir de veille en silence, de contemplation, d’admiration (dans le sens de l’action d’admirer). Et le vivre enveloppée dans une si majestueuse beauté est une chance incroyable.
Plus près de toi mon Dieu.
Pourquoi faire ? J’ai longtemps cru que j’allais détester la transat. Trop long, ennuyeux, fatiguant de devoir se lever la nuit pendant 2-3 semaines. Mais en réalité, c’est une occasion incroyable de puiser dans ses ressources intérieures, de s’ouvrir à soi et à sa famille, de se découvrir soi et sa famille, sans être parasitée par un monde occultant (intérférences/planification). Les sacrifices que représente une longue traversée rendent les bons moments encore meilleurs. Je crois profondément qu’un bonheur s’apprécie beaucoup plus quand on a trimé pour l’obtenir. Notre vie en bateau n’est pas des plus faciles. On n’arrête pas, toute la journée, entre l’école, les enfants malades, l’intendance, les réparations, le boulot, les quarts de nuit... Mais je n’ose imaginer notre satisfaction quand on se baignera dans les eaux turquoise des Antilles au milieu des poissons multicolores ! Un bonheur se mérite. Et ça, on l’oublie souvent à terre.
Et puis, je me rends compte de tout ce qui est inutile dans ma vie terrestre. « On peut être heureux en vivant avec peu » nous dit le Pape François. Comment faire quand tout est à portée d’un clic ?! Notre vie en bateau n’est pas des plus fastes non plus. Pas de fuel, on avance au gré du vent, et on prend son mal en patience quand c’est pétole ; eh bien, c’est l’occasion de faire tout un tas de choses qu’on faisait faire auparavant, ou même qu’on ne faisait pas ! Plus de frais, que des conserves ; eh bien, on découvre des mariages d’ingrédients totalement inexplorés jusqu’ici ! Peu d’eau douce, c’est pas grave, on se lave à l’eau de mer, froide qui plus est, ça redonne du peps ! Et tout un tas de petites joies du quotidien qu’on avait enfouies dans notre rythme effréné et routinier se réveillent.
Je voudrais aussi que mes enfants soient armés dans la vie. De sens de l’honneur et du respect, et de courage. Pour savoir s’échapper quand ils seront oppressés. Pour savoir se défendre contre la pensée unique. Pour savoir reconnaître quand ils tombent dans une spirale de toujours plus de progrès, de consommation, d’argent. Pour savoir demander pardon et pardonner. Pour savoir se débrouiller avec leurs propres ressources quand tout va mal. Pour savoir surmonter seuls l’ennui, la déprime, qui sont des sentiments parfaitement humains et normaux, et savoir qu’ils trouveront toujours réconfort en écoutant le petit Jésus qui sommeille dans leur cœur. Pour savoir aussi que la nature est belle, mais aussi tarissable, parfois même adverse et qu’il faut la respecter et y vivre en harmonie.
Je ne veux pas de mauviettes imbibées d’écran plasma, et chaussées de panneaux publicitaires clignotants.
Soyons honnête, je suis aussi là pour faire quelque chose que peu de monde fait. Oui, ca peut sonner bien banal, de ne pas vouloir faire comme tout le monde. Mais cela procure une réelle sensation de liberté, de pouvoir se dire que même si on a eu la maison, le chien, la nounou, la voiture, la carrière, le wifi, on peut aussi vivre sans. Où est la liberté quand on « rentre dans une case » ?
Tout cela sonne-t-il arrogant? Il ne faut pas le prendre comme ça. On est tous en quête d’harmonie et de liberté, et ce voyage, c’est ma manière à moi. D’autres les trouveront dans le mariage, dans le travail de la terre, dans la musique, dans le fourmillement d’une ville indienne, ou même dans un bar.
Ce qui compte, c’est d’entendre son âme.